Histoire de famille
by Anne-Laure Oberson
Les photographies de Lydia Dambassina interpellent. C'est un travail exigeant qui demande une attention pleine. La taille, la qualité, le choix des sujets et le texte engagent dans sa totalité le mécanisme cognitif du spectateur. Le travail est frontal – presque toujours la perspective fait place au plan – qui demande ainsi un positionnement similaire à sa forte présence physique.
Debout devant l'œuvre, nous regardons d'abord l'image seule, puis presque immédiatement la présence du texte s'impose, et dans un deuxième temps seulement sa lecture. Dès lors il se passe quelque chose d'étrange dans la relation du texte à l'image et l'on ne sait plus très bien lequel précède l'autre – est-ce important?
Comme nulle chose n'arrive par hasard – et je ne pense pas que l'artiste me contredira sur ce point – Lydia Dambassina me demanda d'écrire un texte sur cette série de photographies, quelques jours seulement après que j'ai assisté à une conférence du professeur Jean Wirth intitulée Au-delà de l'illustration: réflexion sur le rapport texte image dans l'art médiéval. La question des relations de l'écrit au représenté me préoccupe tout particulièrement, et peut s'exprimer de manière tout à fait exemplaire en lien au travail de Lydia Dambassina.
Les oeuvres se composent en deux parties distinctes - une image photographique en couleur ou noir et blanc dans la partie supérieure et un texte, parfois accompagné d'une vignette, mis en page dans la partie inférieure. La photographie et l'extrait du journal appartiennent pourtant au même champ visuel: ils sont traités sur le même support et plastiquement avec autant d'attention. La relation texte/image est de ce fait plus complexe que la relation habituelle d'image/légende ou d'œuvre/titre. L'image, de part sa proportion dominante et son attrait coloré, est considérée en premier mais le texte qui se lit ensuite devient partie intégrante de l'image jusqu'à ce que le passage de l'un à l'autre s'alterne et que l'on ne sache plus de qui précède l'autre. Le texte influence-t-il notre perception visuelle ou alors l'image altère-t-elle la compréhension du texte?
Historiquement, le titulus pouvait soit précéder la production d'une image, dans le cas d'une légende antérieure que l'artiste "illustre" plus ou moins fidèlement et avec plus moins d'imagination, soit la suivre, et dans ce cas le texte sert d'interprétation, de commentaire ou d'intermédiaire. Dans le travail de Lydia Dambassina, il me semble que l'accident – j'appelle par ce terme la rencontre entre tel texte et telle image - arrive dans un sens comme dans l'autre: parfois la lecture d'une histoire inspire de toute pièce l'image, l'artiste se projette une image mentale qu'elle réalise alors, parfois une image préexistante se relie dans l'esprit de l'artiste à un texte lu. La rencontre de l'un et de l'autre est le moteur de l'acte créatif. Si je la qualifie d'accident, c'est parcequ'il peut aussi bien être fortuit que prémédité et qu'il relève d'un processus inexplicable de la fonction cognitive imaginaire de l'artiste.
De plus je dirais que la même méthode est appliquée au traitement du texte qu'à celui de l'image; c'est ce que m'inspire le travail fini. Le texte peut être retenu dans son entier, "trouvé" comme l'image préexistante qui soudainement fait sens; alternativement il peut être coupé de son contexte, une partie seulement serait "cadrée", comme en photographie lorsque l'on sélectionne une partie seulement du réel aux dépends de toute autre. Le texte prend dans cet acte une nouvelle existence, non plus celle d'un article de journal mais d'une phrase crée par l'artiste, au même titre que l'image, et cela malgré les références précises à la source du texte original.
En effet, ce travail n'a pas de valeur documentaire, il est création pure, assemblage de toutes pièces, fiction réelle. Le titre cependant suggère différemment… Family story au singulier – il s'agit donc d'une histoire bien précise et non pas d'histoires, pluriel dans lequel le spectateur pourrait s'inclure. L'histoire familiale de l'artiste, chaque œuvre est basée sur un vécu ou y fait relation. S'agit-il pour autant d'un travail autobiographique? Peut-être un peu mais il s'agirait plutôt d'un travail dont l'intimité est rendue publique et cette médiation est réalisée justement à travers le texte. Si les images sont réellement personnelles, les sujets représentés ont souvent un lien intime à l'artiste, le texte lui "n'appartient" pas à l'artiste, il est public, il parle d'autres gens, de nous. La référence joue le rôle de nous le rappeler.
Faits divers, avis mortuaire, petites annonces. Evénements anodins, de peu d'importance, en marge des grands bouleversements mais tellement plus révélateurs de notre grand malaise contemporain. Il s'agit de vrais drames personnels étalés insensiblement sur les pages de la presse quotidienne. De l'infiniment intime à l'infiniment publique, les œuvres de Lydia Dambassina révèlent le cœur de l'humain dans son disfonctionnement et questionnent les conditions de production de l'information, du langage, de l'œuvre d'art.
|